La sérigraphie est un véritable mode d’expression artistique et le cercle de ses créateurs n’a cessé de grandir au fil des années. Lassés par le mercantilisme des “tireurs” de reproductions numériques ou par l’impression offset à l’échelle industrielle (offset lithograph comme disent les Anglos-Saxons), il y avait un manque : retrouver de véritables œuvres originales, abordables, renouant avec la qualité de l’impression artisanale. En associant l’exigence de l’impression d’art à un style graphique atypique, parfois minimaliste et vintage, l’esthétique de la sérigraphie ne cessera jamais de nous fasciner.
Même si ces affiches de films de Canal+ n’ont pas été imprimées en sérigraphie contrairement à celles de la série Dexter illustrées par Ty Mattson, il y a comme un esprit de famille : couleurs en aplat, simplicité et composition.
Aux États-Unis et ailleurs, la plupart des graphistes pratiquent la sérigraphie sur un coin de table : une vraie religion ! Des écoles comme la CalArts à Los Angeles ont contribué à redonner tout son prestige à la sérigraphie artistique. En France, sa dimension politique de contre-culture l’a rendue très discrète, voire invisible. Les écoles de design et Beaux-Arts en prendront conscience bien plus tard : la sérigraphie est un outil d’expression idéal pour les graphistes. Un juste retour des choses après des années d’oubli.
La renaissance de la sérigraphie
Même si traditionnellement, la sérigraphie est en grande partie un processus industriel (textile et supports publicitaires), dans les années 1960 avec Andy Warhol, Robert Indiana, Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg puis Keith Haring dans les années 80, elle est enfin devenue le moyen reconnu pour produire des impressions de haute qualité artistique issue du Pop Art. Mais si pour vous, la sérigraphie, c’est juste Andy Warhol et ses soupes Campbell et autres Marylin, alors oubliez tout : la sérigraphie contemporaine a une nouvelle histoire et elle commence à New York et en Californie !
“À New York, dans les années 60, Seymour Chwast a inventé une forme d’expression libre et contestataire : un trait sec, de l’humour, des couleurs vives en aplat (propre aux contraintes de la sérigraphie). La relation entre Seymour Chwast, ce grand-père des graphistes contemporains, et les graphistes californiens actuels m’apparut surprenante. Une espèce d’invention ludique permanente se joue entre les détails qui foisonnent et, finalement, une extrême simplicité graphique. Le Push Pin Studio [qu’il a créé…] était considéré à l’époque comme les Beatles du graphisme : leur style était copié dans le monde entier.” (Michel Bouvet dans Earthquake & Aftershocks / Presses universitaires de Rennes).
Originaires également de New York, Paul Rand est le premier graphiste superstar de la publicité américaine, Saul Bass (qui a résidé à Los Angeles jusqu’en 1996) est archi-(re)connu pour ses affiches imprimées en milliers d’exemplaires pour l’industrie cinématographique. Les affiches originales, sérigraphiées et numérotées (entre 100 et 400 exemplaires chacune) ont été réalisées en quantités très limitées sous la direction personnelle de Saul Bass (jusqu’en 1984). Elles constituent la version définitive voulue par l’artiste : c’est dire leur valeur ! Vertigo, West Side Story, The man with the golden arm, Anatomy of a murder… Il a inventé un style intemporel et vertigineux de simplicité : un maître absolu !
“Qu’est-ce qui fait la différence entre le graphisme européen et le graphisme américain, le graphisme californien en particulier ? La typographie occupe une place en Amérique qu’elle n’occupe absolument pas en Europe […]“ (Michel Bouvet dans Earthquake & Aftershocks / Presses universitaires de Rennes).
Les graphistes californiens (Reverb, Jeff Keedy, Stripe, Gail Swanlund, David Carson) ont la surf attitude ! Leur expression graphique possède une respiration, une technicité et une aisance de composition particulières. Forcément, la célèbre revue Emigre prend ses vagues au pied de la Silicon Valley, au cœur de la révolution numérique et informatique des années 80. D’abord à grand renfort de photocopieuse (!), puis grâce à l’utilisation du Macintosh, ils ont enfin pu explorer l’image pour renouveler le design typographique.
Affiches créées en sérigraphie par Jen McKnight (2001), Hwee Min Loi (1998), Jon Sueda (2002).
Les Américains ont toujours influencé la culture graphique, avec cette envie de pousser de l’encre sur le papier avec la sérigraphie. C’est aussi un usage ludique de l’impression artisanale (printmaking) qui apporte une fraîcheur et une douce fantaisie dans la juxtaposition et la disposition des textes. Cette façon de triturer la typo, de jouer avec l’espace de la feuille en créant des rythmes, des ruptures… Cette manière aussi de tourner le dos au tout-numérique à grand renfort de bidouillage et de collages, d’écriture manuelle : tout cela, le typographe Barry Deck ou le graphiste Jon Sueda (d’origine hawaïenne) l’incarnent aujourd’hui à merveille… Le fanzine appartient aussi à cette mouvance Do It Yourself (DIY), où l’ordinateur n’est qu’un outil, un simple moyen de passer du crayon à la sérigraphie, de la contre-culture au métissage culturel.
Le Surf skate & rock art “monstrueux” du graphiste Jim Philips connu aussi pour ses “screaming hand”. Photo : Matt Barnes via Hypebeast.
Le California dreamin’ des années 80 puis 90, c’est surtout la culture skate : un style issu du surf, potache, rock, coloré et décalé. Elle réussit à ressusciter la pratique de la sérigraphie (sur planches et autocollants), la contrainte d’un nombre limité de couleurs imposant le choix de l’illustration : mélange de styles cartoon, hip-hop, graff, art urbain, pochoir, mangas et messages contestataires. Toute l’iconographie des fameuses têtes de mort vient de l’influence du punk et du hard rock.
Estria Miyashiro & Buff Monster
De la “World industries” de Steve Rocco (skate-graphiste) aux sérigraphies actuelles de Buff Monster : l’illustration contemporaine, la bande dessinée, la musique et plus généralement le street art, se rencontrent et se confrontent aujourd’hui dans un mélange savant de “violence” urbaine et de culture populaire.
Quand la publicité s’empare de l’affiche de la propagande et de l’esthétique de la sérigraphie : Coca Cola version soviet par Diego Lauton et M&M’s Red revolution’Ad Candydate 2008 par BBDO Australia.
Vintage, vous avez dit vintage ?
En Union soviétique, Lénine s’est révélé un pionnier redoutable de la propagande moderne. L’utilisation massive de la sérigraphie pendant la seconde guerre mondiale a permis aux États-Unis de produire à eux-seuls environ 2 500 modèles d’affiches pour un total de 20 millions d’exemplaires en un peu plus de 2 ans, rien que ça ! Pendant ce temps, l’évolution de la publicité faisait émerger de grands affichistes (Savignac, Morvan, Villemot, Pintori, Key, etc.). Si en France, cette production commerciale était exclusivement imprimée en lithographie dans les années 50-60 (contrairement aux États-Unis et d’autres pays européens), sa simplicité graphique influence encore aujourd’hui le design des affiches illustrées. Avec la pratique de la sérigraphie, la contrainte d’utiliser une palette restreinte de couleurs directes a contribué à faire perdurer ce style.
Adam Hill, designer graphique basé à Cape Town, crée des affiches au style très rétro sous le nom de Velcro Suit. Gary Taxali, un pur cartooniste canadien au ton subversif, a lancé en 2005 son premier Art Toy : le Singe Toy, comprenant une édition spéciale avec une sérigraphie commandée par le Whitney Museum of American Art à New York. Encrage faussement vieilli et abîmé, couleurs passées : impossible de faire plus vintage !
Obey Giant, un géant de la propaganda
Si la réclame est un jeu destiné à stimuler et renouveler le désir, la propagande est une arme bien plus puissante encore ! Depuis 1998, elle prend vie entre les mains de Shepard Fairey sous la forme d’affiches de catcheur “hypnotiques” interpellant le chaland avec un slogan unique : “OBEY”. Pour déjouer la suprématie des marques (tout en imposant la sienne), il a créé sur son site Obey Giant une étonnante collection de visuels très élaborés déclinés en stickers, pochoirs et affiches sérigraphiées.
Le design typographique
La typo, c’est suisse ? Même si la célèbre Helvetica doit beaucoup au mouvement Bauhaus à partir de 1919, son utilisation d’éléments typographiques en noir et blanc, son style raffiné et strict prédominant dans le graphisme années 70, continuent d’exercer leur influence aujourd’hui. La typographie est devenue une forme d’expression graphique à part entière.
En rejoignant Pentagram à partir de 1991, Paula Scher n’a cessé de juxtaposer photographie, lettrage et couleurs vives d’inspiration pop. Ses affiches et ses compositions typographiques, à la fois puissantes et sophistiquées, sont une référence.
On trouve chez Marian Bantjes et dans la nouvelle génération avec Jessica Hishe, un revival passionné de la sérigraphie et de l’écriture calligraphiée. Seule ou mêlée à l’illustration chez Nate Williams ou Parra, on voit partout ce goût immodéré pour la typographie dessinée à la main.
Bob Dylan par Milton Glaser et Smashins Pupkinks par Joshua Smith
L’affiche c’est rock !
Un exemple célèbre est l’affiche de Milton Glaser, 1967 Bob Dylan insert album, ou encore celle de Woodstock. Après la vague d’affiches psychédéliques des années 1960-1970, le T-shirt est longtemps resté le principal support de la sérigraphie, puis les affiches de rockband sont revenues au goût du jour après les années 90. Le déclin du rock grunge y est pour beaucoup : le jean troué est parfait pour pratiquer la sérigraphie au fond du garage !
Ce qui rend les rock posters (ou gig posters) uniques et attrayants c’est bien leur liberté artistique. Plus que des affiches, ce sont des visions personnelles d’artistes, des images qui synthétisent l’univers d’un groupe rock, punk, heavy metal ou grunge en dehors du merchandising officiel. Une parfaite illustration de la contre-culture en réponse à la communication commerciale de l’industrie musicale. Mais c’est surtout l’utilisation de la sérigraphie qui provoque une émotion tactile et une telle obsession pour cet art graphique ! Nécessitant de nombreuses heures de travail et secrètement élaborées parfois avec de petits moyens au fond d’un garage, elles sont pourtant d’une qualité exceptionnelle. Pas le genre d’œuvre qu’on punaise sur le mur d’une chambre ! Chaque date de concert est l’occasion de voir les artistes locaux se donner corps et âme à la réalisation minutieuse et frénétique de ce fan-art clandestin. A partir des années 80, les artistes, en quête de visibilité, n’hésitaient à pas à coller leurs précieux rock posters sur les murs ou sur le mobilier urbain.
Monsters of folk par DKNG Studios, Flatstock 2010 par Gregg Blackstock
FlatStock est Le festival (aux États-Unis) qui regroupe, depuis 2002, des centaines de poster-makers partageant une même passion pour la sérigraphie et la musique. Lorsque Clay Hayes a créé GigPosters en 2001, il ne se doutait pas qu’il allait relancer la mode des affiches de concert et susciter un véritable engouement pour les sérigraphies : le Rock Paper Show était né ! (GigPosters a compté plus de 8 000 artistes et designers).
Jason Munn : le summum du minimalisme ?
Ce graphiste, fondateur du studio Small Stakes en 2003, s’est fait remarquer sans faire de bruit, pourtant il a créé près de 150 affiches de concert ! Toutes sérigraphiées à la main, leur élégance et leur simplicité apparente ne cessent d’étonner et détonnent dans l’univers des rock posters.
La french touch’ de la sérigraphie
Si, en France, l’utilisation de la sérigraphie dans l’art est plus récente (apparue à partir de 1950), les artistes et lithographes Toulouse-Lautrec et Alphonse Mucha ont élevé, dès le début du XXe siècle, le statut de l’affiche au rang de beaux-arts, notamment avec l’Art nouveau. Puis, de nouveaux mouvements d’art moderne apparaissent : cubisme, futurisme, Dada, constructivisme (Bauhaus), expressionnisme. Ils exercent une influence profonde sur la conception graphique de l’Art déco.
À l’instar de Cassandre (dont l’affiche imposante du paquebot Normandie est une icône de l’ère industrielle), Raymond Savignac fait partie des grands affichistes français. Ses créations vont à l’essentiel : simples, colorées et drôles, elles sont universelles et font sourire jusqu’au début des années 1980, notamment avec ses publicités pour Citroën.
Presque 40 ans séparent ces deux affiches sérigraphiées. Les graphistes ont complètement renouvelé l’utilisation de la technique jusqu’à obtenir des visuels comme Haunch of venison par M/M (2006 – sérigraphie 3 couleurs : noir + phosphorescente + or).
Si la sérigraphie d’art prend enfin son essor, le renouveau de l’art populaire issu de Mai 1968 n’y est pas pour rien. À l’époque, ce procédé d’impression était rudimentaire et bon marché. C’est donc tout naturellement que les étudiants des Beaux-Arts l’ont utilisé pour diffuser leur propagande, dans un style très reconnaissable, aujourd’hui encore détourné par la publicité !
De nombreux graphistes français, comme le collectif M/M ou Philippe Apeloig, ont su réinventer l’affiche en affirmant son coté artistique. En plaçant la typographie au centre de l’image, ils proposent une recherche permanente de l’équilibre entre les contraintes éditoriales et une certaine dose de fantaisie. Tout cela est « anarchiquement » structuré, décomposé en séquences par des lignes, des aplats d’encre, des blocs de lettres, qui s’adaptent parfaitement au « bricolage » sérigraphique.
On comprend bien que la sérigraphie est particulièrement adaptée aux illustrations (la bande dessinée l’utilise largement), et bien évidemment au graphisme ! Comme dans le travail de Geneviève Gauckler, les grandes masses de couleurs apportent une certaine simplicité, tandis que le dessin au trait, associé à un travail typographique, forme le style typique des affiches conçues pour la sérigraphie.
D’autres graphistes, comme Koa ou Grems, s’approprient un style coloré peuplé de “monsters”. Coulures, boursouflures du trait, couleurs vives : une violence esthétique directement inspirée de la culture urbaine américaine et du manga. Mc Bess, au contraire, décline cette influence à l’encre noire dans des illustrations potaches, finement réalisées, au style très “rock’n’roll”.
Depuis les pionniers de la sérigraphie (dont je vous invite à découvrir l’histoire secrète), cette technique d’impression a permis de reproduire de la publicité, des illustrations et, bien plus tard, de la bande dessinée. De Vasarely à Andy Warhol puis Ernest Pignon-Ernest, elle fut enfin associée à une création artistique foisonnante, moderne mais inaccessible. Hors des galeries et des lieux institutionnels, nous devons aujourd’hui aux graphistes d’avoir su élever cette pratique au rang d’art populaire et multiculturel. Sur le papier de l’affiche, graphisme et sérigraphie assemblent texte et image comme on mélange la couleur dans l’encre, c’est ce que je nomme le sérigraphisme. Une affiche peut être contestataire, politique ou annoncer un événement (expo, spectacle, concert, film…) ou même rien ! Elle peut également constituer une version alternative d’un film ou d’un rock poster souvent plus précieuse que l’affiche officielle. On parle aussi de lecture lente pour certaines créations peu lisibles, prétextes à l’expérimentation et à des jeux de construction graphique élaborés.
Le processus d’impression par couches de couleurs successives est fondamental dans l’esthétique de la sérigraphie. La contrainte de produire des images avec un faible nombre de couleurs est devenue un style à part entière ; pourtant, elle requiert un savoir-faire artisanal et des qualités artistiques qui lui sont propres. L’illustrateur Laurent Durieux en parle ainsi : « On crée des images sur un ordinateur avec des logiciels dernier cri […] mais elles sont aussi imprimées par des artisans sur du vrai papier, et livrées à des passionnés qui éprouveront une vraie émotion. C’est une boucle vertueuse. Les artisans choisissent les couleurs et les appliquent. C’est de l’artisanat chaleureux, humain, avec ses qualités et ses défauts. Sur l’écran, les affiches sont séduisantes, mais en vrai, c’est impressionnant. De la matière à la vibrance des couleurs de la sérigraphie, le rendu est inouï.”
(Art Interview – 2020)
Une bonne affiche, c’est toujours une idée, un jeu de mot, un détournement visuel, un code. La richesse d’expression y est incroyable ! Parce que pour un graphiste, être affiché, c’est exposer ses idées et s’exposer. « il s’agit d’une des façons les plus nobles de fabriquer une image » (François Schuiten).
Lire aussi :
X-Story : l’origine des logos hipster
Retour sur Earthquakes & Aftershocks
L’histoire secrète de la sérigraphie
© Stéphane Constant – mars 2011 / révisé en 2025
Zig
Les origines de ma passion pour la sérigraphie américaine : https://www.dezzig.com/retour-sur-earthquake-aftershocks/
Zef
Super article dis-donc !
onsebourg
mucha lautrec cheret et tout les autres n’ont jamais ete imprimés en serigraphie mais en lithographie de meme que le Normandie de Cassandre QUI NE PEUT PAS ETRE FAIT EN SERIGRAPHIE PROCEDE TROP PRIMITIF.
Zig
Vous avez raison, Il est vrai que les affiches de Mucha ou Cassandre ont été imprimé en lithographie… Mais le style de ces affiches ont beaucoup de point commun avec la sérigraphie graphique actuelle. Je vais apporter une correction sur mon article, merci !
Pourtant aujourd’hui la souplesse de la sérigraphie a largement supplanté la lithographie. Le rendu de l’épaisseur d’encrage est sans commune mesure. C’est cette particularité qui lui donne son aspect “plastique”.
Zig
Mise à jour de l’article.
Je viens d’effectuer quelques rectifications historiques sur la “french touch”. Pour aller un peu plus loin : en France, la sérigraphie dite industrielle (impression de tôles émaillées) est apparue vers 1930. L’artiste Philippe Cara Costea proposa au sein du mouvement “La jeune peinture”, des portfolios sérigraphiés (souvent en 1 couleur) à partir de 1951 !
Guillaume
Super article, merci Zig !
Atelier Marcel sérigraphie
Super article !