En 1995, Mick Harvey publiait son premier album solo Intoxicated Man, aujourd’hui l’album Delirium Tremens est le troisième hommage à Gainsbourg. Histoire d’un amoureux fou de cet infréquentable génie de la chanson française.
Célèbre pour ses multiples collaborations avec Nick Cave au sein des Bad Seeds (depuis leur début) puis PJ Harvey, l’australien Mick Harvey est un touche à tout génial : guitariste, pianiste, chanteur; compositeur, arrangeur, producteur. C’est seulement lorsque j’ai commencé à travailler sur ma sérigraphie hommage à Gainsbourg, que j’ai découvert son fabuleux travail de reprises et d’adaptations. Un peu tard c’est vrai, mais je me rattrape maintenant avec la parution de ce nouvel album (paru en juin) et du quatrième qui sortira courant novembre.
Ce qui surprend au départ et pourrait déranger plus d’un fan de Gainsbourg, c’est la tonalité résolument pop, la voix de crooner de Mick malgré une interprétation parfois extrêmement fidèle des reprises. D’un autre coté, question provoc’, Gainsbourg n’a cessé de faire des pieds de nez aux british en associant le français et l’anglais pour faire swinguer les mots comme il l’entendait. A partir des années 60 ses chansons sont même ponctuées de petits anglicismes qui “claquent” (Remington, chewing-gum, juke-box, pick-up, etc.). Serge avec son accent frenchy aussi souple qu’un barreau de chaise, s’est même essayé à des versions anglaises de ses propres chansons comme Bonnie & Clyde ou Sea sex and sun avec Jane Birkin. Serge s’en moque : “excuse me, I’m a french man, and I’m afraid I don’t speak very well english but…”. Si Gainsbourg était incontournable en France, sa reconnaissance mondiale en tant qu’artiste majeur a pris du temps. Suscitant maintenant la fascination, il incarne presque à lui seul l’érotisme chic, l’humour noir, bref tout l’esprit français qui énerve si bien les anglais !
Alors que Gainsbourg invitait des musiciens anglais (Arthur Greenslade à partir de 1965) puis américains sur ses disques, ironiquement Mick a bénéficié de l’aide du français Bertrand Burgalat pour les traductions et les arrangements de corde ainsi que celle de Toby Dammit (The Stooges, The Residents). Pour succéder aux babydolls de Gainsbourg, on trouve ici les jolies voix de Anita Lane, Katy Beale, Xanthe Waite. On retrouve aussi de veilles connaissances sur les albums de Mick Harvey : Warren Ellis et David McClymont. Le titre I love you… nor do I offre même un duo avec Nick Cave !
Jane Birkin, London, 1970. Photo by Ian Berry.
En quatre albums, Mick Harvey a mis 20 ans pour achever son projet, un défi que personne d’autre n’aurait eu le courage d’entreprendre ! Aux Birdland Studios, dans le nord de Melbourne (Australie) et plus tard à Berlin, travaillant sur les nouveaux arrangements, il réussit l’exploit de transposer des jeux de mots souvent incompréhensible pour un anglo-saxon. “Je voulais juste exposer mon travail honnêtement, en donner la vision la plus fidèle possible, sans trahir ni l’auteur, ni le compositeur, ni l’interprète […] La traduction d’un grand écrivain est comme marcher à travers un champ de mines “. Loin du personnage sulfureux et provocateur façon Gainsbarre, Mick Harvey fait revivre le répertoire d’un “Gainsbourg classique”, icône inaccessible du romantisme à la française, fasciné par des chansons parfois peu connues et composées dans les années soixante. C’est justement sur celles-ci que le talent de Mick s’exprime le mieux.
Vous allez me dire : pour un français, il est horriblement difficile d’être objectif sur des reprises en anglais ! Harley Davidson, Initials BB (même Iggy Pop s’y est cassé les dents sur une reprise de 2011), La Javanaise et The Ticket Puncher (Le poinçonneur des Lilas) ou la célèbre “pornophonique” Je t’aime moi non plus. (I love you, nor do I… intraduisible !). Et oui, on touche à l’intouchable ! Que rajouter sur ces immenses tubes ? Toute reprise parait forcément factice, moins émoustillantes que l’originale. Alain Bashung avait réussi ce tour de force avec la reprise de Marilou dans L’homme à la tête de chou, mais en français.
Pourtant il y a de nombreuses réussites et pas des moindres ! L’ambiance cabaret de Intoxicated man ou Chatterton est génialement méchante. L’orgue Hammond que l’on retrouve aussi sur Anthracite ou Torrey Canyon s’enchevêtre sur les lignes de guitares et renoue avec le répertoire forcément jazz de Gainsbourg. Avec Scenic Railway façon crooner et sa petite intro très hitchcockienne (écoutez, vous allez comprendre) Mick Harvey explore des chansons moins connues et installe des climats sombres et extatiques. Le 3e album s’éloigne en offrant des versions plus rock comme A violent Poison (That’s What Love Is). Sous les riffs de guitare électrique, la voix spectrale de Mick donne un coup de neuf salvateur à la première version de 1967 très comédie musicale (le fameux “parlé-chanté”) du duo Serge Gainsbourg / Jean Claude Brialy. Sur The Convict Song, la caisse-claire trépidante et la guitare lancinante dépoussièrent cette bonne vieille Chanson du forçat pour une version franchement réjouissante ! Sur Envisage (J’envisage) comment ne pas penser à la voix grave et solennelle de Léonard Cohen. La ligne de guitare-basse envahit l’espace pour faire planer cette chanson composée par Bashung.
Comme Deadly Tedium (Ce mortel ennui), les transpositions sont de parfaites réussites tant elles semblent si bien coller à la peau de Mick Harvey. Ici le piano bastringue, le vibraphone à la Gary Burton, la voix dans un souffle, le petit sifflement de canaille, tout est parfait. On pourrait presque entendre, dans la réverbération du son, le bruit des verres “au fond de la cave” dans un coin sur scène, sentant le vieux cuir et le tabac froid, Gainsbourg égrenant inlassablement ses petits notes de piano, intactes. Là vraiment, le “mortel ennui” s’est taillé à l’anglaise avec Mick Harvey, il a enregistré le plus vibrant hommage qu’un anglo-saxon puisse rendre à Serge Gainsbourg.
Photo © Alexander Hallag
Peter Walsh du groupe The Apartments (pour qui j’ai réalisé, avec Pascal Blua, le artwork de deux sérigraphies), m’a permis de contacter son vieil ami Mick Harvey. Celui-ci a eu la gentillesse de répondre à mes questions.
Tu as dit dans une interview, que tu étais un “Gainsbourophile” sur le tard, mais après 4 albums, j’ai peine à croire que tu ne sois pas devenu un fan absolu !
Mick : J’ai vraiment des doutes sur le fait d’avoir dit que j’étais un “Gainsbourophile”, cela a dû être rajouté pour exprimer l’opinion personnelle du journaliste.
En fait, j’ai un désintérêt total pour tout ce qui circule sur Serge, sa réputation et les anecdotes. Par rapport à sa musique, tout cela n’a réellement aucune importance. Je m’intéresse uniquement à ce qu’il a proposé en tant que compositeur.
Probablement au bout de 4 albums, et un travail de recherche minutieux sur l’ensemble de son œuvre, je devrais être au moins aussi fan qu’à la période où j’écoutais son travail le plus abouti à la fin des années 80. En fait je ne suis pas un fan au sens propre du terme. Je trouve cette notion complètement ridicule. Simplement pas mon genre.
Dans le choix des chansons, et connaissant l’univers de Nick Cave, j’ai perçu tout de suite dans le premier album, des liens croisés avec des titres comme Intoxicated man, Chatterton, Jazz in the Ravine, The Barrel of My 45. J’adore ces chansons, là où Serge est le plus cynique !
Mick : Ces chansons, oui elles sont porteuses d’un bel esprit laconique et cynique chargé d’humour noir. J’apprécie cela.
J’ai créé une sérigraphie hommage à Serge et Jane. Le fond de l’affiche est rempli de titres de chansons qui sont pratiquement les mêmes que ceux de tes disques ! Il n’y a pas de hasard. Est-ce qu’on a la “nostalgie” du même Gainsbourg, celui des années 60 et 70 ? Un dandy classieux cynique et drôle, élégant provocateur aux accents jazzy ou charmeur sur les arrangements de cordes façon Jean-claude Vannier ?
Mick : Maintenant oui, je dirais cette période en particulier. Après son évolution depuis le style jazz, et avant qu’il ne commence à travailler sur ses concept albums avec la touche geniale des arrangements de Vannier, il s’agit du moment où l’artiste se devait d’être original, toutes les règles avaient disparues, tu sais, c’était 1967-1971. Le monde de la musique fonctionnait comme ça à l’époque, et Gainsbourg devait toujours s’adapter aux dernières tendances dans ses choix de style, de genre et de production. À cet égard il était un pilleur sans vergogne. Mais dans cette période, il a donné l’impression d’être complètement libéré comme si la seule idée était justement de s’affranchir de ses entraves. Je pense qu’il a produit de loin son meilleur travail avec une approche nouvelle de l’écriture. Cela culmine avec l’album Melody Nelson mais la qualité de son songwriting etait déjà au sommet.
Cela ne veut pas dire que je n’aime pas les chansons qu’il a écrite avant et bien après cette période mais beaucoup ne sont qu’un pur exercice de style. Je ne suis pas fan de la musique de genre.
Photo © Tomislav Sporiš
Je trouve que tu as trouvé l’équilibre, sans chercher à imiter Serge, j’aime particulière ta voix grave très différente de celle un peu nasillarde et parfois fausse de Serge ! Tu as souvent choisi un parti-pris plus pop ou cabaret que le son 70’s original. L’album est enregistré en analogique avec des instruments vintage ?
Mick : Et bien je suis flatté et ravi que tu aimes ma voix, mais je dois dire que je trouve la voix de Serge ni nasale ni fausse. Je pense même que sa façon de chanter est excellente. Je ne pense pas aussi que mes versions sont plus pop ou cabaret mais tu as droit à ta propre opinion. Le dernier album a été enregistré en numérique mais comme la plupart de mes enregistrements, il a été joué en live par le groupe avec des instruments plutôt classiques. À l’exception près d’une ou deux chansons dont les prises ont été jouées librement, c’est à dire sans piste de click ou batterie électronique. C’est de cette façon que je préfère travailler.
Traduire la poésie, les jeux de mots bancals de Gainsbourg, cela a du être un vrai supplice… Il n’y a rien de plus difficile que de traduire de la poésie dans un autre langue, c’est comme de traduire du John Keats, tant elle est imprégnée de subtilités. Tu as du faire de sacrés progrès en français !
Mick : Traduire de la poésie ou des paroles de chansons est toujours source de problèmes. Le problème principal est de perdre la musicalité et l’émotion de la langue originale et la subtilité qui les relie à chaque minute. C’est là qu’une grande partie de la poésie se trouve, une traduction trop littérale fait perdre inévitablement le sens de l’objet poétique. En plus de cela, j’ai dû demander beaucoup de conseils et tenté de travailler le plus possible sur les jeux de mots et les figures de style. Heureusement, ces chansons ont des lignes directrices fortes sur lesquels je dois respecter la mesure et le schéma rythmique, elles sont indispensables d’un point de vue musical. Ensuite je dois conserver le sens, parfois cela peut être plus subjectif et ouvert à différentes interprétations. Comme tu peux le voir, je ne prends pas mon travail à la légère.
Cependant, mon français n’a pas fait d’énormes progrès. Je trouve que c’est toujours une langue difficile à déchiffrer oralement, contrairement à l’allemand, l’italien ou l’espagnol, mais j’ai fait des progrès dernièrement.
Y’a t-il encore des chansons que tu regrettes ne pas avoir interprété ? Par exemple je pensais à Douze belles dans la peau, Black Trombone, Requiem pour un twister ou La Noyée.
Mick : La Noyée sera sur le volume 4 qui sortira au cours du mois de novembre. Les autres chansons, pas plus que ça. J’aime Black Trombone mais pour être honnête j’ai senti qu’il était inutile de la traduire. Il y a trop de chansons. On s’arrête hein ? Très probablement avec le volume 4 !
Et maintenant comment envisages-tu la suite après ce disque et la tournée avec PJ Harvey ?
Mick : Je prévois de prendre plus de bon temps et de travailler de moins en moins au cours de l’année mais j’espère que cela sera de plus en plus sur mes projets personnels pour qu’ils deviennent de plus en plus “étranges”. Ensuite je pourrais aussi avoir plus de liberté pour me consacrer aux problèmes du monde d’aujourd’hui au lieu de faire de faire de la musique tout le temps.
Lire aussi :
Sérigraphie Serge & Jane, 25 ans
The Apartments : A Tale of Two Cities
Article par Stéphane Constant © 2016 Dezzig
Traductions par Leslie Bilger / photo © Lyndelle-Jayne Spruyt
Extraits d’interview dans l’article : Les Inrockuptibles (1994, Christophe Conte) + Mute
Les disques de Mick Harvey et des extraits sont disponibles sur le site du label Mute.
Zig
Mick Harvey – A Violent Poison (That’s What Love Is) en écoute ici.
Zig
Mick Harvey – Intoxicated Man en live à Berlin (Auster Club) à voir ici.
Zig
Mick Harvey – Chatterton en écoute ici.
Zig
Mick Harvey – The Convict Song (Chanson de Forçat) en écoute ici.