L’histoire secrète de la sérigraphie 2/3 : un âge d’or de l’art graphique, 1925-1940

Histoire secrète de la sérigraphie

Dans le livre de Guido Lengwiler A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry, on découvre, au fil des pages, des reproductions d’œuvres en sérigraphie dont la qualité et le style sont étonnamment proches de ceux d’aujourd’hui. Dès le début du XXᵉ siècle, la Californie connaît une autre ruée vers l’or : celle qui conduit les artistes vers la sérigraphie, une technique d’expression majeure pour les graphistes et les illustrateurs.

 

 

La sérigraphie c’est pas du chinois !

 

La technique de la sérigraphie est si simple que les pochoirs créés manuellement continuent d’être utilisés après la Seconde Guerre mondiale. Économiques et faciles à manipuler, ils restent présents dans les ateliers d’art, où il n’est pas rare de voir encore des artistes dessiner ou découper leur pochoir, puis imprimer manuellement, dans la grande tradition des créateurs d’estampes.

écran de sérigraphie anciens vintage en décoration

D’anciens écrans de sérigraphie sont parfois si beaux qu’ils sont même utilisés en décoration. Altforliving. © Photo Scott Frances

 

 

En 1926, Hans Caspar Ulrich décrit la fabrication du pochoir de sérigraphie : « Nous utilisions encore de l’encre de chine pour dessiner le motif directement sous le tissu tendu. Les parties non imprimées étaient alors obturées par un vernis. Le processus était lent et le trait n’était pas net. Ou alors nous découpions du papier adhésif que nous fixions sur la gaze (le tissu translucide en soie, lin ou coton). Mais cette façon de faire n’était pas adaptée aux motifs très fins. »

 

Pendant ce temps, les ateliers de sérigraphie vont progressivement adopter le procédé photographique. Une invention moderne ? Eh bien non : dès 1906, le Français Jehan Raymond dépose un brevet basé sur un procédé déjà décrit en 1892 par François Schreurs, pour l’impression textile. Il sera suivi, en 1907, par l’Anglais Samuel Simon. C’est pourtant ce dernier qui figure dans tous les manuels d’histoire !

 

À cette époque, il n’existait pas encore de produits prêts à l’emploi. Le coût élevé et la complexité des formules chimiques rendaient donc cette technique difficilement utilisable. Il faut attendre 1917 pour que le procédé photographique devienne presque aussi simple qu’un tirage photo. 

Comment ça marche ? Une émulsion photosensible est déposée sur le tissu, à la place du papier. Le motif, dessiné sur un film transparent, est exposé au contact de l’émulsion, qui se « noircit » sous l’effet de la lumière. La sérigraphie moderne est née…

Nu-film et blufilm inventés vers 1937

Brochure sérigraphiée (produite entre 1940 et 1950) sur l’utilisation des Nu-film et Blufilm inventés vers 1937.

 

 

Pour simplifier la création des pochoirs, plusieurs inventions verront le jour, notamment les feuilles transparentes enduites d’un produit de transfert. Cette feuille était posée sur le dessin, et on « grattait » la couche de transfert pour révéler les zones à imprimer. On appliquait ensuite la feuille sur l’écran pour faire adhérer le produit couvrant, puis la feuille était décollée. Facile ! Ainsi, la maille du tissu était bouchée, évitant ainsi les contours en dent de scie.

Sérigraphie imprimée par Vitachrome entre 1923 et 1926

Sérigraphie imprimée par Vitachrome entre 1923 et 1926 en 13 couleurs sur support bois.

 

 

En 1923, la sérigraphie fabrique déjà de l’art

 

Contrairement à la lithographie, la sérigraphie permet de superposer les couches d’encre et de créer… du relief ! Cette particularité va rapidement attirer l’attention des marchands d’art. En 1923, Young & McCallister lancent, pour la première fois à Los Angeles, la reproduction fine art, avant de fonder la société Vitachrome.

À l’époque, aucun procédé d’impression ne pouvait rivaliser avec la vivacité des couleurs et la qualité de leurs tirages. Leurs reproductions de peintures vont même concurrencer directement celles produites en lithographie.

Beaucoup plus économiques sur les faibles tirages, les formats imprimés en sérigraphie sont plus grands, et les supports plus variés (carton, papier, verre, textile) : c’est un véritable succès ! L’utilisation des pochoirs photographiques, associés aux pochoirs traditionnels (découpés à la main), permet d’imprimer des œuvres d’art en 20 couleurs sur papier. Les impressions étaient ainsi obtenues par recouvrement total ou partiel, à l’aide d’encres épaisses et couvrantes (gouache) et même de peinture à l’huile !

Peintures reproduites en sérigraphie d'art par la Tongue-Art Company en 1923

Peintures reproduites en sérigraphie d’art par la Tongue-Art Company en 1923. Encres à l’eau / 30 passages de couleur.

 

 

L’artiste californien Gilbert Tongue était, en 1917, fasciné par l’idée de reproduire de l’art pictural à l’aide de la sérigraphie. Il deviendra plus tard, avec la Tongue-Art Company, un maître dans la reproduction d’art. Le niveau de qualité atteint était si élevé que certains tirages à la gouache pouvaient comporter jusqu’à 30 couleurs dans les années 1920 ! Pour qualifier ces reproductions, il n’utilisait pas le terme de sérigraphie (silk screen print), mais celui de Sayrographics.

calendriers imprimées en sérigraphie par Vitachrome et Velvetone entre 1920 et 1930.

Calendriers imprimées en sérigraphie par Vitachrome et Velvetone entre 1920 et 1930.

 

 

Sérigraphie pour tous !

 

Parmi les nombreuses pages de presse reproduites dans le livre de Guido Lengwiler, Signs of the Times (le journal national de la publicité visuelle) est le premier à rapporter le phénomène de la sérigraphie à partir de 1916, au moment de la Première Guerre mondiale. Par ses articles, William Hugh Gordon, un grand typographe américain, a largement contribué à l’essor et à la diffusion de cette technique dans le monde entier.

Les premières écoles de sérigraphie voient déjà le jour à New York en 1937.

Les premières écoles de sérigraphie voient déjà le jour à New York en 1937.

 

 

Si vous pensiez que la démocratisation de la sérigraphie est récente… Détrompez-vous. En 1925, des kits d’impression sont déjà distribués par Naz-Dar, une entreprise de Chicago. “Easy to do, easy to learn.” C’est le début de la mode de la sérigraphie aux États-Unis, et cela semble drôlement facile : The silkscreen stencil reproduction method inclut un matériel complet pour fabriquer les pochoirs, un écran de tissu, une racle et différentes couleurs d’encre (à base d’huile ou d’eau). D’autres publicités, comme celles de Strongs à Détroit, proposent même dès 1924 des kits pour débutants et un catalogue complet de fournitures. Avec la sérigraphie, l’artiste imprime lui-même son œuvre.

Signs of the Times premiers kits de sérigraphie en 1925

Dans le journal Signs of the Times, Nazdar (Chicago) annonce les premiers kits de sérigraphie en 1925. Tandis que le premier manuel grand public ne sera édité qu’en 1939.

 

 

Le premier manuel Silk Screen Process Knowledge est signé par Harry Leroy Hiett en 1922 (il est considéré comme le fondateur de la sérigraphie industrielle). Pour lire le premier guide de sérigraphie à destination du grand public, il faudra attendre la publication de 1939 : Silk Screen Stencil Craft as a Hobby. Une publicité de la California School of Screen Process promettra, plus tard en 1946, de doubler vos revenus grâce à la pratique de la sérigraphie.

Atelier de sérigraphie en 1926 Walling Process Inc.

Rosslyn, Virginia, 1926. “Walling Process Inc.” A graphics business owned by one George Walling. National Photo Co. Collection glass negative.

WPA Federal Art project à New York en 1938

WPA Federal Art project à New York en 1938, une période intense de créativité et de modernité.

 

 

Du silkscreen à la serigraphy : l’art s’affiche

 

« Je sens que la production d’art a besoin d’un terme plus adapté que Silk Screen Process ». Voici comment l’artiste américain Anthony Velonis explique la naissance du mot serigraphy en 1930.
En réalité, le nom Serigraph a été créé par Carl Zigrosser, conservateur des estampes au Philadelphia Museum of Art, lors d’une exposition d’œuvres sérigraphiées organisée à la Weyhe Gallery de New York. Le nom Serigraph fut alors proposé comme désignation pour distinguer l’impression sérigraphiée réalisée par un artiste (dans le domaine des beaux-arts) de celles exécutées sur une base industrielle.

 

Au moment même où la sérigraphie produisait des enseignes et des publicités, une partie de la production était destinée à des œuvres artistiques, souvent signées de la main de l’artiste. L’explosion de la sérigraphie d’art se produit pendant la Grande Dépression aux États-Unis (entre 1929 et 1933). Le président Roosevelt inaugure son célèbre New Deal. Même si la majeure partie des fonds était consacrée à la construction de routes ou de ponts, 1 % sera dédié à la création artistique !

 

À partir de 1935, le Federal Art Project (FAP) constituera le plus grand espace de création graphique au monde : pendant 8 années, près de 35 000 œuvres, soit 2 millions d’affiches, seront produites. La plupart seront réalisées en sérigraphie : une mine d’or pour les collectionneurs !

Anthony Velonis dans son atelier de sérigraphie. New York, 1939.

Anthony Velonis (à droite) dans son atelier de sérigraphie. New York, 1939.

Sérigraphies 1936 Estelle Levine et Kenneth Whitley, WPA posters

Affiche créée par Estelle Levine en 1936. Affiche Once upon a time  par Kenneth Whitley. WPA posters. Work Projects Administration Poster Collection (Library of Congress).

 

 

En 1938, Anthony Velonis crée le premier département de sérigraphie de la FAP (Works Progress Administration – WPA). Formé très tôt à cette technique, et avec l’aide de son équipe, il pourra produire 600 affiches par jour et imprimer manuellement jusqu’à 8 couleurs. Il multipliera les démonstrations dans les écoles et contribuera à la connaissance de la sérigraphie dans le monde de l’art. En réponse à toutes les questions posées sur la pratique de la sérigraphie d’art, il publie son premier livre Technical Problems of the Artist en 1938. Avant cette publication, l’artiste Harry Gotlieb dira à propos de la sérigraphie : « Je ne connaissais rien à tout ça, et personne n’y connaissait quoi que ce soit, à part ceux qui travaillaient dans le secteur publicitaire ».

 

Dans la quantité d’affiches sérigraphiées, on décèle un véritable style : efficacité du message, création typographique et langage graphique moderne… Comme la plupart des créations du WPA, les affiches adoptent toutes le format de 14 pouces (35,5 cm) par 22 pouces (56 cm). Ces WPA Posters sont à découvrir sur le site officiel Rethinking WPA On y trouve les œuvres de Anthony Velonis, Foster Humfreville, Alex Kallenberg, Erik Hans Krause, Charles Verschuuren, etc.

East Side West Side Exhibition of Photographs par Anthony Velonis, 1938

East Side West Side Exhibition of Photographs par Anthony Velonis, New York City Federal Art Project, WPA, 1938. Silkscreen Prints and Photographs Division, Library of Congress.

 

 

Aujourd’hui, que vaut véritablement une sérigraphie d’art (ou fine art) ? Sérigraphie publicitaire, industrielle ou artistique, la technique d’impression est identique. C’est ce qui crée la confusion la plus problématique pour le marché de l’art. Pendant des années les termes serigraphy ou serigraph désigneront une œuvre réalisée et imprimée manuellement. Aujourd’hui le terme printmaking (estampe) est plus largement utilisé pour identifier les impression réalisées de la main ou sous la conduite de l’artiste, signées et numérotées.

 

 

 

Lire la suite, chapitre 3 :
L’étrange destin de la sérigraphie d’art

 

 

 

 

Les extraits traduits et les photographies issues du livre sont reproduits avec l’accord de Guido Lengwiler A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry
Tous droits réservés / Photos © 2014 Dezzig

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